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Apprendre à partager...

«Nous devons apprendre à partager nos ressources»...

«Nous devons apprendre à partager nos ressources»... - Maria Portugal-World View

 

 

 

 Gaël Giraud, économiste français spécialisé en économie mathématique, est chef économiste 

de l’Agence Française de Développement AFD, ainsi que directeur de recherche au

Centre national de la recherche scientifique CNRS. Il est également prêtre jésuite. 

Ses travaux portent un regard original sur l’économie. Ils reposent sur l’analyse économique, 

mais en explorent également les aspects éthiques et spirituels.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

«Nous devons apprendre
à partager nos ressources»

 

Susanne Brenner, rédactrice «denaris», appunto communication

Le célèbre auteur de la publication «Illusion financière», Gaël Giraud, continue de porter un regard critique sur l’évolution économique. Il atteste du peu de progrès fait dansle secteur financier. Ce qui lui tient le plus à cœur, c’est l’urgence de l’économie verte.

 

 «denaris»: Dans votre publication «Illusion financière» de 2012, vous critiquez le système financier, en particulier dans le contexte de la crise financière de 2008. Quels sont vos reproches principaux?  

Gaël Giraud: La grande crise financière de 2007 jusqu’à 2009 aurait sans doute pu être évitée si l’amoncellement de dettes privées entre 2001
et 2007 avait été perçu comme une menace exigeant de prendre des mesures d’urgence en matière de régulation financière: interdire la titrisation, réglementer le crédit subprime. La gestion de la crise a été menée essentiellement pour sauver le secteur bancaire aux dépens des contribuables. C’est ainsi que la dette publique espagnole a été multipliée  par 2,5 en quelques mois: l’Etat a pris à sa charge les dettes des banques ruinées. En somme, très peu a été fait depuis 2008 pour éviter la réédition d’une telle crise. Malheureusement, ce diagnostic de 2012 est toujours vrai aujourd’hui: nous n’avons pas séparé les banques mixtes en banques de crédit et banques de marché; nous n’avons pas interdit le High-Frequency Trading, ni réglementé le Shadow Banking.  

 

Depuis la publication en 2012, est-ce qu’il y a des développements que vous n’aviez pas pu prévoir à l’époque?  

Il y a quatre points essentiels. Premièrement, la mise en place de politiques monétaires de Quantitative Easing par la Banque centrale euro- péenne BCE en 2015 qui, sous couvert de faciliter l’endettement public des Etats en difficulté de la zone euro, ont surtout profité aux banques et à leurs actionnaires. Deuxièmement, l’entêtement des autorités communautaires européennes et du FMI à imposer un plan d’ajustement structurel à la Grèce dont il était pourtant évident depuis le début qu’il serait voué à l’échec: aujourd’hui, le ratio dette publique/PIB grec est de 180 pour cent, comme en 2010. Troisièmement, la montée des extrémismes de droite comme réponse politique à la peur du déclassement des classes moyennes et populaires européennes face aux politiques antisociales mises en place un peu partout. Et quatrièmement le Brexit, une autre forme de protestation des perdants de la globalisation marchande et d’une construction de l’Union Européenne (UE), qui a surtout profité aux élites financières.  

 

Autrement dit: nous n’avons pas vraiment progressé depuis la crise financière?  

Aucunement. Le secteur bancaire européen est encore plus concentré qu’en 2007. Le Shadow Banking, encore plus développé. L’UE échoue à construire une assurance européenne pour les comptes de dépôt, alors que j’ai démontré dans un rapport au Parlement européen en 2015 que l’Union bancaire européenne ne protège pas les contribuables. La super- vision de la BCE admet beaucoup trop d’exceptions, en particulier pour les Sparkassen et les Landesbanken allemandes. La titrisation a repris outre-Atlantique comme durant les années 2001–2007. Même le crédit subprime a redémarré aux Etats-Unis. Partout, les dettes privées atteignent aujourd’hui des records. De nom- breux investisseurs tentent de profiter de la hausse astronomique des cours financiers en s’endettant pour spéculer. Mais l’économie réelle mondiale ne suit pas la vitesse de croissance de la bulle spéculative financière actuelle. Tôt ou tard, celle-ci va éclater car les investisseurs seront incapables de rembourser leur dette privée.  

 

Est-ce que cela va conduire tôt ou tard à une nouvelle crise financière?  

C’est évident. Tous les indicateurs sont au rouge: les ratios d’endettement privés, le ratio de Shiller. Ce dernier, qui mesure le rapport entre le prix
des actifs financiers et leur rendement réel, montre que ces actifs financiers sont aujourd’hui surévalués et qu’il y aura nécessairement une correction à la baisse. En revanche, nul ne peut dire quand la crise aura lieu ni où elle se déclenchera.  

Il peut s’agir de l’énorme dette des étudiants aux Etats-Unis (1,5 billions de dollars) ou des banques d’Etat chinoises, particulièrement opaques. Mais cela peut provenir aussi de la faillite soudaine d’une grosse banque européenne, notamment lors des échéances de remboursement auprès de la BCE en 2021. Ou encore d’une nouvelle crise de la dette publique affectant un pays plus important que la Grèce, comme l’Italie par exemple.  

Selon vous, les nouveaux modèles économiques devraient nécessairement prendre en compte les ressources naturelles. Qu’est-ce que cela changerait?  

Pendant que nous tardons à régler nos problèmes de dettes, le climat continue de se dérégler, parce que nous ne mettons pas vraiment en œuvre l’Accord de Paris de 2015, en 2017 les emissions de C02 ont augmenté en zone euro de 1,8 pour cent. L’une des raisons du blocage de la transition écologique vers des socié- tés bas carbone tient à l’incapacité de l’économie néoclassique à prendre au sérieux le dérèglement climatique, l’érosion de la biodiversité, l’impact de nos déchets, etc. Beaucoup de nos ressources naturelles ne sont pas renouvelables: non seulement les énergies fossiles dont nous devrions laisser l’essentiel sous terre si nous ne voulons pas rendre la planète inhabitable pour nos enfants, mais aussi les minerais. Certains d’entre eux ont des usages industriels mas- sifs et voient leurs réserves diminuer dangereusement, en particulier le cuivre. D’autres sont répartis très inégalement sur la surface du globe. Leur extraction va coûter de plus en plus cher en énergie et en eau. Or, ces deux denrées ne vont pas être plus faciles à gérer que dans le passé, au contraire. Reconstruire l’analyse économique autour de notre dépen- dance aux ressources naturelles est une condition indispensable à la mise en place de politiques intelligentes pour éviter les effondrements écolo- giques.  

 

La mobilité est le thème principal de cette édition de «denaris». Vous appelez la mobilité un «bien com- mun». Qu’est-ce que cela signifie concrètement, et quelles sont les conséquences?  

Aujourd’hui, la mode est à la privatisation du monde. Certains d’entre nous tentent de tout réduire à l’état de marchandise: la nature, le corps, etc. Or nous sommes dans un contexte de raréfaction des ressources naturelles qui nous font vivre – par exemple, l’air propre, l’eau potable, l’énergie non polluante, les minerais. Le seul moyen de réagir efficacement n’est pas de s’en remettre à une logique de mar- chés privés qui ont fait la preuve de leur inefficacité – car ils sont incapables d’intégrer dans leurs prix l’impact écologique de notre style de vie – mais, au contraire, d’apprendre  

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 Une analyse complémentaire de la crise financière

L’auteur du livre «Illusion financière», Gaël Giraud, met en lumière les illusions qui brouillent le débat public actuel. Il montre en particulier que la contrainte énergétique et climatique est l’élément déterminant qui conditionne toute prospérité durable en Europe, et souligne l’exigence de la placer au cœur d’un nouveau projet qui échappe à l’addiction mortifère

de notre économie à l’égard d’une finance dérégulée. Il explique que la transition écologique est un projet de société capable de sortir l’Europe du piège où l’a précipitée la démesure finan- cière et suggère des pistes pour lever les obstacles financiers à sa mise en œuvre.
Gaël GIRAUD: Illusion financière. 1re édition octobre 2012; 3è édition revue et augmentée, janvier 2014, Les Éditions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine.

 

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à partager nos ressources et à les mettre en commun. C’est vrai notamment de la mobilité qui, pour devenir «verte», doit apprendre à devenir un commun. Ce qui s’invente aujourd’hui avec les vélos à usage temporaire
ou avec Blablacar va dans le bon sens. Encore que, l’exemple de Blablacar reste ambigu: en définitive, il s’agit peut-être d’une reprivatisation de la générosité spontanée des voyageurs.  

 

Comment la mobilité devrait-elle donc évoluer?  

Si nous voulons conserver quelque chance de rester près de 2° C de réchauffement à la fin du siècle, il faut avoir atteint le zéro carbone avant 2060 au niveau mondial. Jusqu’à présent, je ne connais aucun scénario convaincant de transition énergétique qui ne fasse pas la part belle au train. Il faut réhabiliter les petites voies de chemin de fer qui sillonnaient l’Eu- rope après 1945 et que les Suisses, les Belges et les Allemands ont eu la sagesse de conserver. La voiture électrique n’est qu’un pis-aller, qui ne réglera pas le problème du transport de marchandises. La mobilité verte passe par le train et le ferroutage. L’hydrogène est aussi appelé à jouer un rôle majeur. L’avion, lui, doit rede- venir exceptionnel et réservé aux échanges intercontinentaux. Les villes doivent être repensées de manière à ce que le centre soit réservé aux pié- tons, aux vélos et à un tout petit nombre de véhicules électriques pour des demandes urgentes. C’est un bouleversement complet de l’aménagement du territoire qui s’impose.  

Quelles conclusions tirez-vous concrètement de ces considérations pour vous-même?  

Comme certains acteurs de la lutte contre le réchauffement, j’ai vécu dans une schizophrénie où j’étais contraint de prendre l’avion pour participer à des sommets internatio- naux ou bien pour rencontrer les gouvernements de pays du Sud. J’essaie de sortir de cette dissonance éthique en réduisant les voyages et en privilégiant le train chaque fois que c’est possible. Par ailleurs, je suis devenu végétarien en vue de réduire mon empreinte écologique associée à la consommation de viande. Enfin, je contribue à un beau projet de campus de la transition, à Forges, près de Fontainebleau, dans l’esprit de l’extraordinaire Sustainability Institute à Stellenbosch en Afrique du Sud ou du Schumacher College à Totnes au Royaume-Uni.  

 

Et en tant que jésuite?  

Nous essayons de vivre à Forges ce que nous enseignons, en prati- quant la permaculture et un mode de vie joyeusement sobre.  

 

https://www.vsv-asg.ch/flippingbooks/Denaris1901/index.html#32