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L'écologie...source d'emplois

"L’écologie est notre meilleure source d’emplois"...

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Gaël Giraud : "L’écologie est notre meilleure source d’emplois"

 

Publié le 15/05/2019 à 12:56

L'économiste Gaël Giraud revient sur la place du travail dans nos sociétés, qui doit être réinventé dans la transition écologique.

Ce 20 mai s'ouvre un colloque intitulé "Quel travail pour une transition écologique solidaire ?", organisé par le Centre de recherche et d’action sociales (Ceras) - association qui regroupent des jésuites et des laïcs, qui travaillent sur la doctrine sociale de l’Église catholique - et plusieurs autres associations et ONG (Oxfam, CCFD-Terre solidaires, Réseau Action Climat, Jeunesse ouvrière chrétienne, le Mouvement chrétien des cadres et dirigeants, etc.). Pendant trois jours, plus de 70 chercheurs, leaders associatifs, syndicalistes, représentants d’entreprises et élus, dont Vandana Shiva, David Graeber, Gaël Giraud et Cécile Renouard interviendront au siège de l'Unesco, à Paris. Prêtre jésuite, économiste hétérodoxe et spécialiste des questions énergétiques, Gaël Giraud revient avec nous sur cet événement.

Marianne : Pourquoi intégrer le travail dans la réflexion sur la transition énergétique ?

Gaël Giraud : Parce qu’il occupe une place centrale dans la transformation systémique que nous devons opérer afin de réduire nos émissions de gaz à effet de serre à la vitesse à laquelle nous sommes tenus de le faire si nous voulons respecter l’accord de Paris. D’abord, une bonne partie de la consommation d’énergie actuelle est associée au travail. Il faut modifier cela, afin que le travail ne rende plus indispensable la dissipation d’énergie fossile. Ensuite, ces bouleversements structurels ne seront socialement acceptables que s’ils créent des emplois. Or la transition énergétique consiste à remplacer les hydrocarbures fossiles par des énergies renouvelables, bien moins productives. Il y aura donc en moyenne besoin de beaucoup plus de main d’œuvre humaine pour la même quantité de production, en particulier lorsque l’on consentira enfin à substituer l’agro-écologie à l’agriculture intensive en chimie. L’écologie est notre meilleure source d’emplois.

Les 35 heures ont favorisé la création de 2 millions d’emplois et au total, les Français travaillaient plus en 2002 qu’en 1998.

Quel rôle devrait avoir le travail dans notre société ?

Le travail a un double rôle. Il a une fonction de socialisation, dont souffrent les chômeurs parce qu’ils en sont privés. C’est donc un lieu d’intégration dans les réseaux humains : on s’humanise, en principe, par le travail et cela commence dès l’école. Il joue ensuite un rôle déterminant dans la production de biens et services, n’en déplaise à ceux qui fantasment une société de robots. Ce sont ces deux fonctions qu’il faut promouvoir: le travail doit devenir un lieu d’humanisation plutôt qu’un lieu d’esclavage, comme il est en train de le devenir actuellement.

Une réflexion sur le travail peut-elle faire l’impasse sur la réduction du temps de travail ? Dans ce cas, comment défendre une telle proposition à l’heure où beaucoup pensent que les 35 heures ont ruiné la France ?

Les 35 heures ont favorisé la création de 2 millions d’emplois et au total, les Français travaillaient plus en 2002 qu’en 1998. Le procès fait par le Medef et Macron aux 35 heures est sans fondement. En revanche, la loi Aubry a été mal appliquée, c’est vrai. Mais en 2002 les comptes sociaux étaient équilibrés, comme la balance commerciale. Ruine de la France ? La tendance de long terme depuis deux siècles, c’est la réduction du temps de travail, et non son augmentation. L’idée selon laquelle nous ne travaillons pas assez en France n’est étayée par aucune statistique sérieuse.

La durée hebdomadaire moyenne du travail des actifs occupés en France est l’une des plus élevée d’Europe, supérieure en particulier à celles d’outre-manche et d’outre-Rhin. Et, pour l’instant, nous avons relativement moins de petits boulots précaires qu’eux. En revanche, nous avons beaucoup plus de chômeurs. Aucun argument sérieux ne permet d’étayer l’idée selon laquelle il faudrait rallonger le temps de travail. Si nous voulons au contraire partager le travail, afin de réduire le chômage et permettre la transformation tellurique de notre société qu’exige la décarbonation, il faut au contraire réduire le temps de travail. Afin notamment que les hommes et les femmes actifs aient les moyens de négocier les ajustements sociaux, familiaux et humains nécessaires à la décarbonation : chacun doit pouvoir pratiquer de la permaculture dans son jardin, par exemple, troquer les transports publics contre la voiture, etc.

Je ne connais aucun fondement analytique rigoureux au concept de "concurrence pure et parfaite", qui est la pierre d’angle de l’idéologie post-libérale aujourd’hui. 

Est-ce réellement possible à l’heure de l’Union européenne et de la mondialisation, c’est-à-dire dans un contexte de concurrence internationale ?

La concurrence internationale est l’épouvantail agité par la Commission européenne afin de freiner beaucoup de réformes pourtant indispensables. Je dirais au contraire que poursuivre dans cette direction n’est pas possible. Nous allons vers un effondrement civilisationnel, dans les décennies à venir si nous nous entêtons dans le business as usual. Les nouvelles qui nous viennent du front climatique sont catastrophiques : le pergélisol du sous-sol de l’Océan Arctique et du sol en Sibérie et en Alaska fond beaucoup plus vite que prévu. Donc, il n’est plus exclu que nous ayons des émanations massives de méthane dès la fin de ce siècle.

La question de la survie de notre espèce au siècle suivant pourrait être posée. Ajoutez à cela la destruction du vivant (dont nous dépendons étroitement) que provoquent nos modes de vie et la conclusion est sans appel : nous n’avons pas d’autre choix que de changer radicalement de modèle. L’idéologie de la Commission européenne devra être abandonnée comme celle de la bureaucratie brejnévienne l’a été en quelques mois. Je ne connais aucun fondement analytique rigoureux au concept de "concurrence pure et parfaite", qui est la pierre d’angle de l’idéologie post-libérale aujourd’hui.

Que pensez-vous du mouvement de la décroissance ? La réflexion sur le travail doit-elle se faire autour de cette notion selon vous ?

Ceux qui estiment qu’il faut simplement réduire le PIB pour résoudre nos problèmes se trompent d’ennemi. Le PIB est un très mauvais indicateur, à la hausse comme à la baisse. Il faut lui substituer de meilleurs indicateurs : une mesure des inégalités, l’espérance de vie en bonne santé, une mesure de la scolarisation etc. Le modèle extractiviste n’arrive plus à faire gonfler le PIB? Il est possible que la décarbonation y parvienne. Mais on s’en fiche ! Il faut surtout que cela crée des emplois qui ont du sens et qui nous humanisent. Je me sens étranger à ce débat. Je ne suis ni pour la croissance, ni pour la décroissance.

Justement, l’objectif des décroissants est moins la croissance négative du PIB que de sortir de la "religion de la croissance"…

Je ne suis pas sûr que tous les décroissantistes soient d’accord avec cela. Si c’est cela pour vous le sens de la décroissance, je vous rejoins. Il faut sortir de la religion de la croissance du PIB, qui fait partie du problème et non de la solution, et trouver d’autres indicateurs qui mesurent la qualité des nos relations humaines, de la joie au travail, ainsi que la pression anthropique sur les écosystèmes naturels, etc.

La transition écologique est-elle réellement possible ? Dans La Guerre des métaux rares (Les Liens qui Libèrent, 2018), par exemple, Guillaume Pitron montre que les pénuries de métaux rares risquent de l’empêcher...

Oui, il y a en particulier le problème du cuivre, dont sont particulièrement gourmandes les infrastructures liées aux énergies renouvelables. La densité des réserves de cuivre disponible sur la planète décroît dangereusement. Elle est aujourd’hui de 1% en moyenne, alors qu’elle était encore de 5% il y a une vingtaine d’années. Avec un de mes collègues géophysiciens, Olivier Vidal, à Grenoble, nous avons fait des recherches afin d’identifier la possibilité d’un pic d’extraction du cuivre. Nous avons trouvé qu’il pourrait survenir dès 2060 au niveau mondial. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura plus de cuivre mais que l’on ne pourra plus augmenter la quantité de cuivre annuelle extraite du sous-sol. Cela implique deux choses. Dès aujourd’hui, nous devons faire le recyclage massif de tous nos métaux rares. Nous ne le faisons pas assez. Cela suppose de mettre fin à l’obsolescence programmée de nos gadgets et de remplacer nos gadgets high tech par du low tech plus facile à recycler. Ensuite nous devons investir massivement dans la recherche et développement, afin de trouver des substituts aux usages industriels du cuivre. Dans l’état actuel de nos techniques, il est possible que nous ayons un goulet d’étranglement de notre approvisionnement en cuivre pour nos énergies renouvelables. Mais nous avons quelques années pour trouver des substituts. Il y a aussi la raréfaction relative du phosphate, qui condamne à terme l’agriculture industrielle sous perfusion phosphatée. Il est urgent de passer à l’agro-écologie.

La position de carnivore des humains – qui, en mangeant de la viande, se placent inconsciemment au sommet de la hiérarchie des prédateurs – est en lien avec la destruction de la planète et avec le machisme ou le phallocratisme des hommes vis-à-vis des femmes, qui est loin d’être une question réglée en France et en Europe. 

En quoi ces réflexions sur le travail et l’écologie se situent dans la doctrine sociale de l’Église ?

C’est très clairement expliqué dans l’encyclique Laudato Si’, publiée par le pape François en juillet 2015. Pour lui, ceux qui négligent les dégâts écologiques en pensant que le marché pourvoira, ceux qui violent les enfants et ceux qui abandonnent leurs grands-parents grabataires sont au fond coupables de la même faute. C’est la même logique sous-jacente, la même pulsion dont il faut nous guérir. Quant à la réflexion sur un travail humanisant, c’était déjà le grand thème d’une précédente encyclique, Laborem Exercen (Jean Paul II en 1981 – ndlr). Il n’y a pas de chemin d’humanisation chrétien qui ne passe par l’apprentissage du respect absolu de la création, des enfants et des personnes âgées. J’ajouterais : du respect des femmes. La position de carnivore des humains – qui, en mangeant de la viande, se placent inconsciemment au sommet de la hiérarchie des prédateurs – est en lien avec la destruction de la planète et avec le machisme ou le phallocratisme des hommes vis-à-vis des femmes, qui est loin d’être une question réglée en France et en Europe. Une même violence est sous-jacente à tout cela.

Mais la Genèse n’est-elle pas responsable de cela ? La femme est fabriquée à partir de l’homme. Ensuite, ils reçoivent en commandement : "Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre" (Genèse 1, 28).

Ma réponse est non. Nous avons bien raison d’interroger les chrétiens, mais aussi les juifs puisque ce texte fait partie de la Torah. Il faut se demander ce que signifie pour la Bible de "soumettre la Terre", le fameux dominium terrae. Nous projetons immédiatement le type de domination que nous exerçons aujourd’hui. Mais s’agit-il bien de cela ? La réponse ne peut être trouvée qu’à travers le cheminement dans toute la Bible. Or, à la toute fin, dans l’Apocalypse, le Christ est désigné comme un agneau, c’est-à-dire un être vulnérable et tendre, que nous avons l’habitude de tuer sans y réfléchir. L’agneau appelle les humains à siéger sur le trône du pouvoir avec lui. La domination telle que la comprend le Dieu des chrétiens est une domination qui consiste à partager son pouvoir. Il faut relire Genèse 1, verset 28, comme une invitation à une conversion : partager le pouvoir avec l’ensemble de la création. Immense programme écologique et spéciste ! Comment partageons-nous notre pouvoir avec les insectes et les dauphins ?

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